Entre le vieillissement de la population européenne et le besoin de rénover le parc des établissements, le marché des Ehpad privés commerciaux offre des perspectives de croissance particulièrement attractives. Mais il est soumis à de nombreuses contraintes, notamment légales et normatives, dans la mesure où les autorisations de création d’établissement se raréfient drastiquement. Les alternatives de rapprochement ou de fusion-acquisition sont dès lors de plus en plus plébiscitées. Une démarche que Sophie de Senilhes et Solenne Roche-Brugère, avocates au sein du cabinet Carakters, ont décryptée lors de l’une des Agoras animées par la rédaction d’Ehpad Mag à l’occasion des Salons de la santé et de l’autonomie, les 20 au 22 mai à Paris.
Se regrouper : Pour qui ? Pourquoi ?
Sophie de Senilhes plante le décor d’emblée : « Le paysage de ce que l’on nomme fusion est extrêmement vaste et il y a pratiquement autant de raisons de fusionner ou de se rapprocher que d’établissements existants ! D’une manière générale, on désigne sous le mot fusion les deux techniques juridiques – fusion et acquisition – qui permettent le rachat d’une entreprise par une autre. Et, aussi étonnant que cela puisse paraître, si les enjeux financiers ne sont pas forcément identiques en fonction de la taille de l’établissement, les clés de la réussite ou les facteurs d’échec sont, eux, sensiblement les mêmes. »
Quels éléments peuvent motiver un établissement à se rapprocher d’un autre ? Les raisons peuvent aussi bien être marquées du sceau du pragmatisme (situation du personnel dirigeant en place telle qu’un départ à la retraite du directeur de l’établissement, par exemple) que s’inscrire dans un projet stratégique de croissance pour renforcer sa position concurrentielle, améliorer la qualité de ses services, acquérir de nouvelles compétences ou encore optimiser ses offres de formation au personnel etc.
A contrario, la volonté d’un rapprochement entre établissements peut également être l’expression d’une stratégie de décroissance marquée par une volonté de réaliser des économies et qui se manifeste notamment par une diminution du nombre de structures. Sans compter, et c’est là le paradoxe d’un secteur pourtant en pleine mutation, qu’il est de plus en plus difficile, pour ne pas dire impossible, d’obtenir une autorisation de création d’un nouvel établissement. Si bien que là où celle-ci requiert au bas mot un délai d’obtention de trois à six ans, la fusion (si tant est qu’elle soit bien menée) peut aboutir à une augmentation en capacité et en moyens au bout de six mois à un an.
Cette procédure juridique est donc une alternative aux appels à projets des pouvoirs publics, désormais tellement réglementés qu’ils laissent bien peu de place à l’initiative personnelle. En outre, le cadre réglementaire et les procédures étant de plus en plus contraignantes, le besoin de coordination et de mutualisation des moyens de gestion est de plus en plus fort pour ne pas dire urgent pour les plus petites structures. Attention toutefois à ne pas se précipiter car, comme l’explique Sophie de Senilhes, « les fusions-acquisitions ne sont pas forcément le meilleur moyen de croissance pour tout le monde et dans n’importe quelle situation. La croissance pure n’est pas un but en soi : il faut chercher à créer de la valeur. Il faut avoir une vision stratégique et savoir pourquoi on va se rapprocher. Il ne s’agit pas seulement de chercher à dégager du bénéfice ! » « Il faut en effet que cela permette d’améliorer la qualité des soins et de diversifier l’offre de services, renchérit Solenne Roche-Brugère. Cela permet aux établissements de mutualiser les moyens pour offrir de meilleures prestations en termes de sécurité ou d’offres de formation. Par conséquent, un regroupement peut permettre de renforcer les équipes. »
Attention donc à ne pas rechercher le regroupement pour de mauvaises raisons comme la volonté de masquer des résultats médiocres voire déficitaires ou de diminuer les risques de faillite. Le regroupement ou le rapprochement ne doivent pas non plus être une course à la taille : grandir à n’importe quel prix peut s’avérer contre-productif et aboutir à un résultat inverse à celui escompté, à savoir la perte de valeur.
Connaître et bien utiliser les outils juridiques disponibles
Mais quelles qu’en soient les raisons, les deux avocates appellent une fois encore à la prudence : en effet, une fusion-acquisition est un processus extrêmement complexe. Et s’il est certes moins long que celui d’une création d’établissement ex nihilo, il faut tout de même compter entre six mois à un an pour le mener à terme. Surtout, une telle opération conduit indéniablement à des bouleversements de la structure d’au moins l’un des établissements comme le souligne Sophie de Senilhes : « Dans le cas d’une fusion, deux entreprises n’en forment plus qu’une. Dès lors, une structure va disparaître. Cela épargne toute sortie de cash aux repreneurs contrairement à un rachat et passe par un échange d’actions : il y a donc modification de la structure capitalistique des sociétés, de leur structure juridique et très souvent, également, de leur mode de gouvernance. Dans le cas d’une acquisition, en revanche, deux structures indépendantes vont continuer à subsister même si l’on trouve un actionnaire commun à leur tête. C’est une question d’opportunité. Mais, quelle que soit l’option choisie, le préalable est d’avoir clairement identifié sa cible et de procéder à une valorisation du poids respectif des entreprises. On ne peut pas échapper à un audit préalable qui permettra d’identifier les points de convergence ainsi que les inefficiences que l’on pourrait rectifier. Il ne faut pas oublier que l’on reprend l’intégralité de l’actif et du passif de l’activité de l’entreprise cible : il peut y avoir des dettes, des écueils et des passifs cachés. Il faudra également veiller à vérifier tous les aspects réglementaires. » Tout particulièrement dans le monde des Ehpad où la substitution d’une personne à une autre peut avoir une forte voire une grave incidence sur l’activité de l’établissement, en particulier sur son autorisation (lire encadré).
Une opération à risques et donc à préparer
Lors d’une opération de regroupement, il est donc nécessaire de procéder pas à pas : d’abord, en déterminant les synergies puis en procédant à un travail d’audit précis avec consultation des instances représentatives du personnel. Il faut ensuite s’attacher à suivre rigoureusement l’évolution, principalement en ce qui concerne les demandes d’autorisation ou de transfert d’autorisation. Cela permet ensuite d’entrer dans la dernière phase et non des moindres : la phase opérationnelle avec intégration des équipes. « Cette phase est malheureusement trop souvent négligée, déplore Sophie de Senilhes. En général, on s’attache beaucoup aux aspects techniques et financiers. Pourtant, il y a bien là deux entreprises qui ont des valeurs, des cultures et une identité propres. Il va donc falloir créer une nouvelle identité commune, réorganiser les équipes et anticiper la modification de la gouvernance. Et même dans le cas où il subsiste des établissements séparés, il y aura toujours une nécessité d’adapter et de prendre en compte les spécificités des structures d’origine. Le facteur humain est extrêmement important et il y a un vrai travail de communication et pédagogique à faire : il faut voir la fusion comme un mariage, donc avec une période de fiançailles ! Selon des études internationales, le taux d’échec des fusions est de l’ordre de 50 % et l’un des facteurs d’échec est le manque d’anticipation des synergies. Ce travail préparatoire est donc loin d’être superflu. »
Camille Grelle
« On n’échappe pas aux relations avec les autorités compétentes »
Solenne Roche-Brugère rappelle que toute fusion-acquisition s’accompagne d’une obligation d’information des autorités de tutelle.
« Au-delà du pur aspect technique de l’opération, c’est la vie de l’établissement qu’il faut scruter. Il y a des points fondamentaux, notamment en ce qui concerne les demandes d’autorisations, pour lesquels on n’échappe pas aux relations avec les autorités compétentes. Il faut vraiment prendre une photographie de l’établissement tel qu’il est : pour cela, les évaluations interne et externe sont extrêmement importantes. N’oublions pas qu’une autorisation délivrée à une personne physique ou morale ne peut être transférée qu’avec l’accord de l’autorité qui a donné cette autorisation. Un oubli en la matière peut déboucher sur des sanctions pénales, des poursuites, une peine d’emprisonnement voire la fermeture de l’établissement. Tout changement important de l’activité d’un établissement doit donc être porté à la connaissance de l’autorité compétente qui a délivré l’autorisation. »