Pour le Pr Pierre Lombrail, Président de la Société française de santé publique (SFSP), la santé, c’est l’affaire de toutes les politiques et donc pas exclusivement d’une seule. Une démarche qui reste « formidablement compliquée » en France. Il explique pourquoi et comment on pourrait changer le cours des choses. Une évolution nécessaire dont les résidents seraient les bénéficiaires.
Alors que le projet de Loi de santé vient d’être voté en première lecture à l’Assemblée nationale, quel est votre diagnostic sur la prévention telle qu’elle est menée en France ?
Pierre Lombrail : Nous ne sommes pas très bons. Et cela a des conséquences délétères sur la mortalité prématurée ainsi que sur les inégalités sociales de santé. Il faut dire que l’on est d’autant plus mauvais que l’on appréhende la prévention en oubliant ses deux sœurs que sont la protection et la promotion de la santé. Il faudrait en effet également prendre en compte les menaces environnementales sur la santé, qu’elles soient physiques ou sociétales. Par ailleurs, arrêtons de nous en tenir à la prévention médicalisée. Dans la Charte d’Ottawa (voir encadré ci-après), il y a quatre domaines d’intervention autres que celui qui consisterait simplement à « réorienter les services de santé ».
Fait-on mieux dans d’autres pays ?
P. L. : Pour ce qui est de la promotion de la santé, les pays d’Europe du Nord ont des politiques beaucoup plus globales sur l’ensemble des déterminants de santé. Même au Royaume-Uni, les décideurs ont compris que la santé, ce n’est pas uniquement les soins mais aussi, par exemple, la cohésion sociale. Le Québec était, dans ce domaine, très en avance. Malheureusement, le nouveau Gouvernement est en train de remettre cela en cause et c’est une véritable catastrophe. Tout cela, l’OCDE et l’OMS l’ont clairement démontré avec des données chiffrées. Mais elles ont du mal à avoir un droit de cité dans notre pays.
Quelles sont les raisons d’une aussi médiocre performance ?
P. L. : Elles sont multiples et certaines sont anciennes. Avec sa réforme hospitalo-universitaire, Michel Debré a accrédité l’idée que la santé, c’était d’abord le soin et avant tout le soin à l’hôpital. Depuis, on essaie de rectifier le cap mais on a beaucoup de mal. Aujourd’hui, on semble avoir pris assez clairement conscience de l’orientation curative dominante de notre système de santé. Mais agir sur l’ensemble des déterminants de santé, cela reste encore formidablement compliqué dans notre pays. Pour y parvenir, il faut prendre en compte la santé dans l’ensemble des politiques et non pas seulement de manière sectorielle. C’est pour cela que la Société française de santé publique (SFSP) recommande une politique de prévention qui aille des pratiques préventives jusqu’à l’introduction de la santé dans toutes les politiques1.
Quels sont pour vous les ingrédients d’une bonne stratégie en la matière ?
P. L. : Je dirais qu’il suffirait de mettre réellement en œuvre les premières pages de la Stratégie nationale de santé puisqu’il y est indiqué qu’il faut développer la prévention et la promotion de la santé. Or, la loi de modernisation du système de santé met en avant essentiellement des mesures sur le soin et sur la prévention médicalisée. Elle est donc insuffisante et, de ce point de vue, il faudra probablement la remettre sur le métier. Mais, en l’état, ce texte a le mérite d’exister et de comporter des ouvertures. Il va notamment permettre la constitution de politiques de santé locales grâce aux contrats territoriaux. La logique est bonne. En tout état de cause, il va réellement falloir changer de focale ainsi que de paradigme et passer d’un fonctionnement individuel à une approche populationnelle. Mais je ne suis pas convaincu que tout cela nécessite une loi. Il y a des leviers qui existent déjà. Mettre la santé au cœur de toutes les politiques, cela devrait normalement être l’objectif du Comité interministériel créé il y a un an. Or, pour l’instant, personne ne sait à quoi il sert véritablement.
Quel pourrait être le rôle des professionnels de santé, y compris de ville, qui suivent, avec les médecins coordonnateurs, les résidents des Ehpad ?
P. L. : Il est fondamental. D’abord en mettant en place plus systématiquement, au niveau individuel, dans les cabinets, les pratiques médicales préventives. Par ailleurs, il serait important, par exemple pour les diabétiques, que l’on n’oublie pas les dents. C’est un véritable souci et pas seulement pour prévenir les caries mais aussi pour prévenir leurs conséquences. Mais, pour cela, il faudrait que les autres professionnels de santé pensent aux chirurgiens-dentistes et que ces derniers renvoient aussi vers les autres acteurs lorsque cela est nécessaire. Pour défendre la santé publique, il faut que les professionnels libéraux de santé jouent collectif.
Par exemple, que faudrait-il faire en matière de santé bucco-dentaire ?
P. L. : Dans ce domaine, il y a des inégalités phénoménales et la couverture populationnelle de la santé bucco-dentaire est épouvantablement mauvaise en France. Ce n’est pas digne d’un pays comme le nôtre. Chez une personne âgée en particulier, la santé bucco-dentaire est très importante. Cela contribue à sa bonne nutrition et participe à l’image qu’elle a d’elle-même. Là aussi, il faut formidablement changer de logiciel et placer la santé bucco-dentaire dans les parcours de santé.
Propos recueillis par Pierre Rémi
La Charte d’Ottawa, toujours d’actualité
Ce texte fondateur a, selon le Dr Alain Poirier, Directeur national de la santé publique du Québec jusqu’en 2014, marqué « une étape importante dans l’histoire de la santé publique moderne en affirmant l’importance d’agir sur les déterminants de la santé et en particulier sur les déterminants sociaux de la santé, soit les conditions sociales et économiques influant sur la vie des populations ». Cette Charte a été adoptée le 21 novembre 1986, à Ottawa, lors de la première conférence internationale pour la promotion de la santé. L’ambition était de contribuer à la réalisation de l’objectif de l’OMS de la Santé pour tous, d’ici l’an 2000. Près de trente ans après, elle est toujours une référence.
Prévention, mode d’emploi
Dans son rapport sur la prévention, la SFSP affirme que « la France se situe dans une position défavorable par rapport à la moyenne européenne pour de nombreux facteurs de risque et pour certains états de santé » et que « cette situation est en grande partie attribuable à l’absence de politique structurée de prévention en France ». Afin de remédier à cette situation, elle suggère cinq pistes qui, à terme, impacteront la santé des futurs résidents des Ehpad.
Proposition 1 : Adopter une stratégie de prévention articulant la santé dans toutes les politiques, la promotion de la santé et les pratiques cliniques préventives.
Le Service public territorial de santé, proposé dans le cadre de la Stratégie nationale de santé, doit intégrer les acteurs du dispositif de santé publique et contribuer à la coordination entre ces trois modalités d’action.
Proposition 2 : Adopter une stratégie explicite de lutte contre les inégalités sociales et territoriales de santé
Et ce, notamment en rendant effectif l’accès aux droits fondamentaux dont font partie les soins, la prévention, la protection sociale et les mesures intersectorielles en direction des plus vulnérables.
Proposition 3 : Soutenir la promotion de la santé dans les milieux de vie
La SFSP recommande que la promotion de la santé et les activités d’éducation pour la santé, de prévention collective et de santé communautaire qui s’y réfèrent soient reconnues en tant que missions d’intérêt général ou de service public au même titre et avec la même légitimité que le soin. Elle propose également, en la matière, une reconnaissance du rôle majeur des collectivités territoriales et d’autres structures locales. Outre l’affectation des moyens requis, cet objectif suppose de développer les interventions de première ligne visant à réduire les inégalités de santé et à combler les besoins de santé de groupes plus vulnérables du fait de leurs conditions et de leur mode de vie ou de leur situation de handicap. On pense bien entendu ici aux personnes âgées dépendantes.
Proposition 4 : Améliorer l’efficience des pratiques cliniques préventives
Ici, l’objectif est d’améliorer l’accessibilité à la prévention et d’en renforcer l’efficacité et l’efficience. Ce qui implique une meilleure organisation territoriale autour du médecin traitant mais aussi des mesures d’accompagnement des professionnels et des patients. Pour cela, il convient :
– d’améliorer l’efficience des pratiques cliniques préventives ;
– de rationaliser l’offre en termes de bilans de santé et de consultations de prévention ;
– d’accompagner la population afin d’améliorer sa capacité de choix ;
– de prendre en compte la problématique des inégalités d’accès aux pratiques cliniques préventives ;
– d’élaborer et de mettre en œuvre une stratégie de prévention des événements indésirables associés aux soins [Le détail de cette mesure figure dans une note spécifique] ;
– de faire du système de soin un acteur de la promotion de la santé.
Proposition 5 : Définir une nouvelle gouvernance
Il s’agit de clarifier le pilotage national des politiques de santé et des politiques intersectorielles pouvant avoir un impact sur la santé. Avec, à la clef, un renforcement du rôle des collectivités territoriales tandis que les contrats locaux de santé doivent être un outil au service de cette ambition.
A. T.