Le 8 octobre 2013, le Comité national pour la bientraitance et les droits des personnes âgées et des personnes handicapées (CNBD) remettait à Michèle Delaunay, alors ministre en charge des Personnes âgées et de l’Autonomie, ses propositions en matière de prévention du suicide des âgés. En effet, chaque année, en France, on estime que 28 % des décès par suicide concernent les personnes âgées de plus de 65 ans. Et si la fréquence des suicides a diminué dans la population globale, elle est restée très importante dans cette tranche d’âge. Une réalité qui pousse professionnels et institutionnels à redoubler d’efforts en la matière. Quelques pistes préventives avec les Professeurs Anne-Sophie Rigaud1 et Jean-Louis Terra2.
L’entrée en établissement, un rendez-vous à ne pas rater
Même soigneusement préparé, le fait de quitter son domicile et d’entrer en établissement représente toujours un moment de rupture pour le sujet âgé. C’est pourquoi Jean-Louis Terra préconise qu’à « l’entrée en établissement, voire avant si cela est possible, il faut procéder à l’évaluation du potentiel suicidaire du nouvel arrivant. Il faut se pencher sur trois dimensions différentes : les facteurs de risque qui créent une souffrance (troubles bipolaires, dépression, alcool, pertes sévères, maladies douloureuses, traumatismes de guerre…) doivent être évalués le plus tôt possible. Le risque est aussi évalué en tenant compte d’éventuels antécédents de tentative de suicide qui multiplient par trente le risque. La deuxième dimension est l’urgence suicidaire, sous-tendue par les souffrances très récentes : elle sert à identifier des idées suicidaires, voire des intentions ou une programmation. La nature du moyen de suicide éventuellement envisagé, sa létalité et son accessibilité représentent la troisième dimension du potentiel suicidaire. » Puis, périodiquement, il faut évaluer quel résident présente des souffrances nouvelles ou aggravées : « C’est une sorte de veille qui ne figure pas dans les textes de loi mais qui est à la fois très humaine et facile à mettre en pratique ».
En pratique. À l’entrée en établissement, le résident doit rencontrer immédiatement le médecin coordonnateur et le psychologue. Ces entretiens permettent de faire le point et de voir comment la personne gère la situation de stress.
Pister les signes de dépression
« La dépression est l’un des facteurs majeurs du risque de suicide : les travaux menés sur le sujet ont montré que la dépression est présente ou sous-jacente entre huit à neuf fois sur dix », précise Anne-Sophie Rigaud. Et Jean-Louis Terra de renchérir : « Certes, la dépression est moins fréquente chez la personne âgée que chez l’adulte… mais elle est beaucoup plus suicidogène ! Et si la dépression du sujet âgé est généralement bien diagnostiquée, elle reste malheureusement sous-traitée. C’est le gros progrès à faire en la matière. Il s’agit de s’attacher à ce que l’on peut appeler la clinique des petits changements : par exemple, une personne qui se replie sur elle-même, se retire, ne s’engage plus à long terme… Elle peut aussi laisser échapper des phrases qui doivent attirer l’attention du type “ça va s’arranger”, “bientôt, vous ne vous ferez plus de souci pour moi”, “je ne me servirai bientôt plus de telle ou telle affaire” etc. » Surtout, « il ne faut pas se dire que si la personne a un mauvais moral ou qu’elle parle de la mort, c’est normal et dû à l’avancée en âge, insiste Anne-Sophie Rigaud. Il faut absolument faire un effort quant à l’évaluation des signes qui peuvent évoquer une dépression et/ou des idées suicidaires et en référer immédiatement au médecin coordonnateur ou au généraliste, selon les affinités de la personne. »
En pratique. Recourir à l’outil GDS de la mallette MobiQual, un instrument simple de détection et de traitement de la dépression dont « l’objectif est de sensibiliser/aider au repérage et à la prise en soins de la dépression chez la personne âgée, participant de la stratégie permettant de réduire la prévalence du suicide. Un focus sur le risque suicidaire y est développé. » (www.mobiqual.org/outils/depression)
Mettre en pratique des gestes de bon sens
Prévenir un risque de suicide ne demande pas nécessairement de recourir à des techniques extrêmement spécialisées, comme l’indique Jean-Louis Terra : « Il s’agit d’abord d’établir un contact avec la personne pour identifier ses souffrances et en trouver la nature. Il faut aller vers la personne et ne pas attendre qu’elle en fasse la demande. Je parle ici d’une écoute active, laquelle est fondamentale : il s’agit d’écouter, certes, mais pour trouver les solutions qui pourraient atténuer les souffrances et les mettre en pratique. Par exemple, si une personne dit que ses enfants lui manquent, il s’agira d’essayer d’atténuer ce manque en prononçant leur prénom, en étant capable de lui en parler mais aussi d’échanger avec elle sur sa vie… Il faut connaître chacun. Face à un résident en souffrance, le professionnel va se livrer à une sorte de secourisme psychique : il s’agit de sortir quelqu’un du puits dans lequel il est en train de glisser. »
En pratique. Il s’agit de mettre en place un plan d’action humain et précis avec des objectifs identifiés et à court terme : que fait-on dans une heure, ce soir, cette nuit, demain matin ? Attention également à ne pas prendre de mesures de protection trop drastiques (condamner une fenêtre, retirer de nombreux objets…) qui peuvent mettre en colère, laquelle est susceptible de provoquer le passage à l’acte.
Développer la capacité à réagir en équipe
Dans la mesure du possible, la prévention et le traitement des souffrances doivent intervenir dans l’Ehpad, selon Jean-Louis Terra : « Le suicide n’est pas une maladie, c’est un risque. Et plutôt que d’hospitaliser à la première manifestation des souffrances, il faut essayer de mobiliser toutes les forces en présence : médecin généraliste, médecin coordonnateur, infirmiers, aides-soignants, voire la famille. L’équipe de nuit se montrera particulièrement vigilante. Et, plutôt que d’être déplacée dans un service psychiatrique anonyme, la personne doit rester dans son institution dont le personnel doit se montrer fort, actif et capable de la protéger de sa souffrance. Il faut prendre des mesures sur mesure. » Et, lorsque les équipes ont épuisé les ressources, le recours à la psychiatrie doit alors être envisagé : « Selon les signes, on appréciera le risque suicidaire. Et c’est d’ailleurs notre rôle d’intervenir : la loi nous oblige à hospitaliser une personne qui représente un danger pour elle-même ou pour autrui », rappelle Anne-Sophie Rigaud.
En pratique. Bien qu’encore insuffisantes, comme le rappelle Anne-Sophie Rigaud, il existe néanmoins des formations à la prévention du suicide à destination des professionnels en Ehpad et organisées notamment par l’ARS Rhône-Alpes avec Jean-Louis Terra (www.ars.rhonealpes.sante.fr/) ou grâce aux outils élaborés par la Société française de gérontologie et de gériatrie (www.sfgg.fr).
Évaluer les besoins d’information
Il est en outre extrêmement important d’évaluer dans quelle mesure les autres résidents doivent ou pas être mis au courant dans ce genre de situation. Jean-Louis Terra explique : « Il ne faut pas systématiquement en parler avec les autres résidents. Mais si la personne qui traverse une crise suicidaire a laissé des messages ou a fait part de ses intentions aux résidents, l’équipe professionnelle doit pouvoir les rassurer et, surtout, les inciter à parler si cela se reproduisait. Avec le message sous-jacent que si cela arrive à une personne, cela peut arriver à n’importe qui d’autre. Il faut absolument véhiculer le message qu’il ne faut pas rester seul avec cela. Je dis toujours qu’être fort, c’est demander de l’aide. Cela doit être une fierté. » Attention aussi à ne pas négliger les professionnels absents de l’établissement lors d’un tel événement et qui pourraient l’apprendre, incidemment, à leur retour. Cela pourrait être perçu comme une forme de maltraitance de la part de l’institution.
En pratique. Au-delà de l’intégration de la problématique du suicide dans le projet d’établissement (chapitre « identification et atténuation de la souffrance de nos résidents »), on peut envisager d’élaborer une culture propre à chaque Ehpad avec des messages préventifs affichés dans les chambres ou/et les parties communes rappelant l’importance de verbaliser la souffrance sans en avoir honte.
Camille Grelle
1 • Anne-Sophie Rigaud : gériatre à l’Hôpital Broca à l’AP-HP et Professeur de médecine à l’Université Paris Descartes, elle a piloté le groupe de travail du CNBD sur la prévention du suicide chez les personnes âgées.
2 • Jean-Louis Terra : Professeur de psychiatrie à l’Université Lyon 1, Chef de service au centre hospitalier Le Vinatier et créateur d’une équipe de psychiatrie mobile (psychiatres et infirmiers qui se déplacent au domicile et en institution) ainsi que d’un centre de prévention du suicide.
Les pistes retenues par les pouvoirs publics
À la suite du rapport du Comité national pour la bientraitance et les droits des personnes âgées et des personnes handicapées (CNBD), Michèle Delaunay avait exprimé la volonté de suivre un certains nombre des recommandations émises, en particulier celles concernant la nécessité « d’apprendre à tout le monde à repérer et à identifier les signes avant-coureurs, notamment la dépression » et de « lutter contre l’isolement et la solitude par le biais de Monalisa (Mobilisation nationale contre l’isolement des personnes âgées) car ce sont là les premiers facteurs de la dépression. » Reste à savoir si Laurence Rossignol, la nouvelle secrétaire d’État chargée de la Famille, des Personnes âgées et de l’Autonomie, reprendra à son compte ces travaux.