La prise en charge de patients âgés impose de tenir compte de paramètres sociologiques, physiologiques et personnels qui, par essence, leur sont propres. C’est tout le sens de l’intervention du Professeur Sylvie Montal au récent Congrès de l’Association dentaire Française (ADF), lors de la séance sur « La prise en charge de nos aînés en pratique quotidienne ». Un éclairage intéressant pour les équipes soignantes des établissements afin qu’elles soient à même de mieux comprendre la spécificité des soins dentaires administrés à leurs résidents.
Personne âgée : le vocable a l’air anodin. Il ne l’est pas. Tout à leur rigueur statistique, les démographes regroupent dans cette catégorie fourre-tout les +de 65 ans. Ce qui, médicalement, « ne correspond à rien, assure Sylvie Montal, chirurgien-dentiste à Montpellier. Entre 65 et 95 ans, il y a autant de différence qu’entre un ado et un adulte mature. C’est une population dont les membres n’ont souvent rien à voir les uns avec les autres. » Seule certitude : la part de cette classe d’âge, qui représente actuellement 17 % de la population française, va augmenter au sein de la patientèle des cabinets dentaires. Et ce, alors que dans le même temps, la société valorise tout ce qui jeune, sans rides et avec des dents blanches.
« Border les désirs »
Un constat paradoxal qui impacte de plus en plus directement l’activité des chirurgiens-dentistes, lesquels doivent tenir compte de patients extrêmement soucieux de leur image et mus par la peur de (mal) vieillir. Au point que, parfois, la frontière entre ce qu’il est possible de faire et souhaitable de ne pas faire sur un strict plan médical est ténue. « Ces gens veulent ce qu’il y a de mieux, notamment à tout prix une prothèse fixe car quelque chose d’amovible signifie que lorsqu’on l’enlève le soir, on redevient ce que l’on est. C’est un piège pour le chirurgien-dentiste, admet Sylvie Montal. Ils sont très exigeants et attendent beaucoup de lui, voire trop. Or, on ne va pas leur rendre leur jeunesse. Il faut donc border leurs désirs. » D’autres, au contraire, souvent plus fragiles, ont des ambitions plus modestes : que les soins dentaires leur permettent de continuer à bénéficier d’un certain confort, en particulier lors de la mastication. Là, point de tout céramique, de rebasage ou d’implantologie mais plutôt des solutions simples (couronnes sans attachement etc.).
Outre les aspirations de ses patients, le praticien est confronté à une multiplicité d’éléments à prendre en compte qui l’obligent à individualiser et à moduler au maximum la prise en charge. Une contrainte d’autant plus forte que le vieillissement touche chaque individu de manière différente. La notion de parcours de vie (niveau de vie, pénibilité de la profession exercée, exposition à des éléments environnementaux nocifs…) est essentielle et détermine en partie l’état buccal des personnes âgés. Or, « il faut appréhender tout cela quand on met en place une reconstruction prothétique ou simplement des soins, assure Sylvie Montal. On peut pratiquement lire l’histoire d’une vie dans la bouche d’un patient. »
« Des modifications salivaires aux répercussions multiples »
Une prise en charge bucco-dentaire optimale implique donc d’évaluer la situation au cas par cas dans la mesure où le retentissement des processus de vieillissement au niveau de la cavité buccale modifie l’approche thérapeutique. Ce qui n’exclut pas certaines constantes, rappelle Sylvie Montal : « Le grand problème, c’est la prise de médicaments, surtout ceux employés en gériatrie, qui vont modifier le flux salivaire et la qualité de la salive. Or, ces modifications salivaires ont des répercussions multiples comme la difficulté de supporter une prothèse, de se nourrir etc. » De même, le vieillissement du système nerveux et cérébral a-t-il un impact au niveau de la cavité buccale avec, à la clef, une modification de la proprioception et de la notion de goût. Cela peut également rendre insupportable le port d’une prothèse ou une petite usure d’une dent ou, au contraire, permettre une adaptation insoupçonnée.
L’ensemble de ces données module l’intervention du chirurgien-dentiste. Tout d’abord sur la forme. L’avancée en âge altère de plus en plus fréquemment les facultés mentales et entraîne des problèmes de compréhension dans le cadre de la relation au soin. Sans compter, parfois, plus simplement, des problèmes de déficience auditive. Le praticien peut donc être amené à écrire et/ou à dessiner pour rendre son propos plus explicite. Par ailleurs, avant de mettre un œuvre un protocole important, il doit identifier la motivation de son patient. Il est également instructif d’évaluer, en la testant, jusqu’où peut aller la patience et la faculté d’adaptation dans la cas où un traitement conséquent est envisagé.
Anticiper les effets futurs du vieillissement
Sur le fond ensuite. Il convient d’opter pour des plans de traitement pérennes et adaptés à l’avancée en âge, éventuellement marquée par une perte d’autonomie. Ainsi, pour un patient atteint de la maladie d’Alzheimer à un stade précoce, il faut se concentrer sur l’essentiel, soigner les foyers infectieux, retirer les dents douteuses et opter pour des solutions simples à l’entretien, d’autant que l’on ne connaît pas la rapidité à laquelle la maladie évoluera.
L’objectif est en effet que le patient et/ou son aidant puissent maintenir une santé buccale minimale. Il s’agit donc de faire utile plutôt qu’esthétique. Pour les dernières dents maxillaires et mandibulaires, par exemple, mieux vaut privilégier une prothèse partielle avec des crochets que l’on peut enlever et remettre sans difficulté et qui facilitera les soins conservateurs qu’une prothèse fixe.
Cette anticipation doit concourir à satisfaire une priorité : éviter les carences alimentaires (dues par exemple à un appareil inadapté) ou les foyers infectieux (fistules). Sous peine de déclencher un engrenage fatale : ne plus manger de viande, de poisson etc. parce que les fibres se coincent et de plus en plus s’alimenter à base d’aliments trempés au risque de glisser vers la dénutrition, laquelle fait le lit de la dépendance.
Savoir ne rien faire
L’enjeu commande donc le plus grand pragmatisme, le mieux pouvant s’avérer ici l’ennemi du bien. « Parfois, il faut savoir ne rien faire, suggère Sylvie Montal. Il y a par exemple des ancrages radiculaires que l’on ne peut plus réaliser. D’ailleurs, pour ce qui est de l’orthodontie, il faut faire des compromis et des cotes mal taillées même si l’alignement n’est pas parfait. L’important est qu’il y ait une occlusion stable et de ne pas laisser de trou. » L’objectif est d’éviter d’entrer dans un processus de délabrement de la cavité buccale. Avec une règle d’or encore plus prégnante pour les seniors : peser le bénéfice escompté de l’intervention au regard du risque encouru voire de l’absence de bénéfice pour le patient.
Alexandre Terrini
Éducation et pédagogie
« L’hygiène est la pierre angulaire de tous les traitements », martèle Sylvie Montal. Pour cela, il est crucial de faire comprendre aux patients que les problèmes bucco-dentaires peuvent avoir un retentissement important sur leur santé globale dans la mesure où la bouche est un réservoir de germes susceptibles de contaminer et d’affaiblir l’organisme. Des études ont en effet montré que des patients souffrant de parodontopathies ont plus de chances d’être victimes de problèmes cardiaques. Le rôle du chirurgien-dentiste, en lien avec les personnels soignants des Ehpad, est donc à la fois de remobiliser un patient qui ne voudrait pas entreprendre certains soins au motif que son âge avancé ne le justifierait pas mais aussi de lui expliquer comment préserver au mieux ses dents.
La brosse électrique, une aubaine
Contrairement à certaines idées reçues, cet accessoire, parfois décrié, peut d’avérer fort utile pour les seniors. « Je le prescris à des gens qui ont des fatigues musculaires. Cela leur permet par exemple de bien brosser la face linguale des incisives et de ne pas se fatiguer en effectuant un mouvement de brossage, justifie le Pr Montal. Il faut prescrire des brosses électriques légères. A titre personnel, je préfère qu’elles soient rotatives plutôt que vibrantes car elles sont moins agressives. Par ailleurs, les têtes doivent être souples. Enfin, il est important que le chirurgien-dentiste explique au patient comment l’utiliser et finalise en quelque sorte la prise en charge. »